De la vie, de la mort - suite
"Qui n’a jamais ressenti cette sensation de vertige qui s’empare de celui qui imagine le vaste champ des possibles que peut représenter sa vie ? L’envie de se laisser porter est tellement séduisante : choisir au fur et à mesure, décider à son rythme et dans la proportion qui nous correspond selon que l’on n’a que soi-même à gérer ou que l’on est devenu responsable de quelqu’un d’autre, d’une famille…
Je me souviens très bien avoir déclaré à plusieurs reprises au cours de ma vie, en toute honnêteté, n’avoir aucun connu aucun regret jusque-là quels qu’aient été mes choix et quelles qu’en aient été les conséquences. J’en suis moins sûr aujourd’hui et ne parviendrais pas à le dire avec la même naïveté, avec la même sincérité, mais j’en garde une ligne de conduite, comme un objectif qui consisterait à se rapprocher autant que possible de cet état pour être heureux. La vie ne se construit pas QUE dans l’émotion, dans des actes et dans des choix que l’on assume parce que l’on est soi, et pourtant la vie est courte, nous ne cessons de nous le répéter comme une mise en garde que nous oublions souvent de prendre en compte.
J’essaie de la prendre en compte chaque jour qui passe, tout simplement parce que ma seconde prise de conscience de ce lien imperceptible entre la vie et la mort correspond elle aussi, dans mon vécu, à un moment précis et indélébile.
Ce moment fait partie de moi et m’a construit. Aussi fort que j’aie pu ressentir l’existence de la mort et donc d’une « fin » inhérente à la vie humaine lorsque j’avais six ans, j’ai éprouvé à quinze ans un besoin de vivre, une force me poussant à vivre et à ressentir les choses comme s’il s’agissait d’une nécessité, presque d’un devoir. Comme si je n’avais pas le choix et comme si je n’avais pas envie, quoi qu’il en soit, de faire autrement.
Je me souviens là encore tellement précisément de cette période… c’était un mercredi. Un 1er octobre. J’étais devant le lycée avec ma « bande » de copains - tellement essentielle à la vie d’un adolescent - en train d’organiser la journée du samedi qui s’annonçait. Avec nous se trouvait Frédéric, qui devait rentrer déjeuner, qui n’a pas écouté la fin de la conversation et n’a pas donné son avis sur ce qui s’organisait parce qu’il était pressé, comme toujours. Frédéric est reparti sur sa moto pendant que nous lui disions qu’il finirait par avoir des problèmes à force de tout faire trop vite, à commencer par la vitesse à laquelle il conduisait.
Chacun est rentré chez soi après avoir passé encore quelques minutes à plaisanter et à profiter du temps passé tous ensemble. Et puis l’après-midi, le téléphone a sonné, chaque membre de la « bande » en appelait un autre tour à tour pour annoncer la mort de Frédéric, qui venait de se tuer à moto dans un virage. Il avait dix-sept ans.
Au-delà de la douleur que peut représenter la perte d’un ami et de la façon dont cet événement peut perturber un groupe d’adolescents, je repense très souvent depuis cette année-là au sentiment profond d’injustice que j’ai ressenti le jour des obsèques en retournant sur les lieux de l’accident et en apercevant les débris de verre qui n’avaient pas encore été retirés de la rue où mon ami s’était tué. Injustice au regard de tout ce qu’il n’avait pas vécu, de tout ce qu’il n’aurait jamais la chance de connaître.
J’ai pensé qu’à dix-sept ans à peine Frédéric n’avait pas eu le temps de vivre tout ce à quoi je rêvais à l’époque, ce qui faisait l’objet de toutes nos conversations d’adolescents… J’ai pensé qu’il ne connaîtrait jamais autre chose que le lycée, qu’il ne travaillerait jamais, qu’il ne ferait jamais l’amour, n’aurait jamais de famille, plus jamais de rêves, plus de vie… et qu’il n’avait pas assez vécu. Juste parce que là où sa moto avait heurté le trottoir sa tête avait percuté non pas un arbuste comme cela aurait pu être le cas à n’importe quel autre endroit dans cette rue, mais un poteau métallique, le seul poteau métallique de la rue.
Je me suis fait la promesse ce jour-là de penser tous les matins du reste de ma vie à la chance que j’avais de pouvoir vivre ce qu’il n’aurait pas vécu, de mériter ce que j’allais vivre.
De mériter de vivre tout court.
Il est vrai que je n’y arrive pas toujours dans les moments difficiles et j’avoue avoir plusieurs fois pensé sincèrement que la vie était trop dure. J’ai eu parfois des périodes d’intense déprime lorsque j’ai été malheureux, ne sachant pas comment j’allais me relever. Et pourtant chaque fois le visage de Frédéric est venu me chercher au plus profond de moi-même, au fond de mon mal-être, pour me pousser à rebondir.
Parce que je n’avais pas le droit de m’abandonner, moi qui n’avais pas connu la mort à dix-sept ans.
Derniers commentaires
J. D'ORMESSON n'est plus! Nous qui avons suivi Audrey au long de cette année ainsi qu' à travers son livre nous devinons son émotion mais lui souhaitons la même ferveur inépuisable d écrire! Réagisse
Le plaisir à te lire est nourricier comme la rosée apporte la fraicheur à une fleur qui a soif.
Que tu sois faite pour écrire est un fait que tu doives continuer une évidence
C'est peut-être différent selon les "uns et les autres"
Avec "Michel Polnareff "